Hors-les-murs / Cette inondation-là, mais en mieux
Avec Charlie Boisson, Marion Chaillou, Anna Reutinger, Phoebe Hadjimarkos-Clarke, Yasmine El Amri, Léa Rivière, Yoann Dumel-Vaillot
Dans la cour de Pauline Perplexe, coffrée et enterrée depuis maintenant assez longtemps pour que plus personne de vivant·e ne se souvienne l’avoir vue, coule la Bièvre. Rivière locale devenue mythique, elle a bercé de ses clapotis les habitant·es et les artisan·es, irrigué les potagers et entrainé les moulins pendant des siècles, avant de devenir trop sale et trop odorante pour être autorisée à cohabiter avec le paysage. Cet imaginaire bucolique a bon dos : la Bièvre est devenue emblême d’une nature proche et enfouie, que les mairies entreprennent de sortir de terre pour reverdir leurs circonscriptions. Sur la route qui mène ici, entre des talus herbeux remblayés pour l’occasion le long de la départementale, on peut donc à nouveau apercevoir ce petit ruisseau, aussi anodin qu’attendrissant. Pour les deux maisons de Pauline Perplexe, il arrive aussi que la Bièvre, grossie par les eaux de pluie, remonte pour inonder les sous-sols : le voisinage d’une rivière, c’est donc parfois plutôt le salpêtre et l’humidité que l’herbe et la fraicheur. Mais c’est surtout, une fois les dégâts passés, une anecdote assez visuelle et cocasse pour qu’on la raconte souvent, et qu’elle fasse désormais partie du folklore du lieu. C’est bien pour ça que je m’en empare pour introduire cette exposition, qui conjugue des œuvres avec des textes et des voix, autour d’écoulements, de jaillissements et de débordements. Elle s’est construite par association d’idées, comme des gouttes s’agglomèrent pour former une flaque, s’il fallait filer la métaphore.
C’est sûrement la pratique de Yasmine El Amri qui prolonge le plus directement cet intérêt topographique et urbanistique pour l’eau douce, ses chemins et ses déviations, ses lignes de partage et ses canaux, qu’elle met en mots et en performances avec beaucoup d’images et de poésie.
Il y a l’« eau glacée qui bouillonne » des paysages esquissés par Léa qui porte la Rivière pour nom, dans laquelle se baignent les « lesbiennes géologiques » de son texte armes molles, qui nous racontent des histoires de communion, de rites et de passages entre des êtres, leurs corps et des paysages, avec beaucoup de solennité et pas moins d’humour.
Si une inondation surprend et peut effrayer, il est aussi des geysers dont on se laisse volontiers asperger, et c’est souvent sur cette limite que joue Charlie Boisson pour ses installations où l’énigmatique fait du pied au fétichisme, comme ici dans La ronde des choses, qui parle des relations réciproques entre les objets et les symboles, et où la douceur et le tranchant des matières cohabitent nimbés dans une lumière basse.
« Mais en mieux », alors ? Ce titre est emprunté à Tabor, roman de Phoebe Hadjimarkos-Clarke, qui s’ouvre avec notre monde recouvert par les eaux, et des survivant·es qui se réfugient sur des plateaux de terre ferme, dans des campements où sont tentés d’autres modèles de vie en communauté, et où Mona et Pauli poursuivent leur histoire d’amour.
La malice et la mélancolie des gouaches de Marion Chaillou, que leur format pourrait rapprocher d’enluminures ou de phylactères, le non-événement de ses sujets et sa poésie de l’énumération, me rappellent vivement à l’atmosphère qui règne dans le Tabor apparu dans mon imagination à la lecture.
Enfin, la Bièvre charrie, avec les manufactures de tapisserie des Gobelins puis de Jouy, une longue et dense histoire de savoir-faire, de secrets et de couleurs à laquelle le projet d’Anna Reutinger fait écho, en rendant hommage et documentant les mouvements de révoltes paysannes et artisanes de la fin du Moyen Âge à travers l’Europe. Il ne s’agit pas ici de l’écarlate, qui a rendu les eaux de la Bièvre si prisées des teinturier·es, mais plutôt de la garance, plante connue officiellement pour ses vertus tinctorielles et officieusement pour ses propriétés abortives.
Et c’est de cette histoire que s’emparera Yoann Dumel-Vaillot pour clore l’expositions : les débordements et de soulèvements, les alchimies qui prennent ou pas, et les légendes invérifiables auxquelles on adore croire.
Cette exposition fait partie de la résidence croisée « Eaux courantes » entre Bétonsalon et Pauline Perplexe. Cette résidence reçoit le soutien du ministère de la Culture – DRAC Île-de-France dans le cadre du déploiement du SODAVI-F, Schéma d’Orientation pour les Arts Visuels en Île-de-France.
Performance et lectures de Yasmine El Amri, Léa Rivière et Phoebe Hadjimarkos-Clarke.
Conférence de Yoann Dumel-Vaillot.