Présents épais – Résidence d’écriture recherche-création en Art & Science
Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pour la résidence Présents épais, Phœbe Hadjimarkos Clarke mènera un projet d’écriture autour des incendies, en tressant différents fils narratifs, poétiques, politiques et théoriques – en les superposant, en les opposant, en les entremêlant.
Le point de départ de cette exploration est la grand-mère de l’autrice, Clara, firewatch dans l’Ouest étasunien au cours des années 1940 et 1950.
Postée plusieurs mois seule au sommet d’une montagne, elle devait repérer et signaler les départs de feu, qui devaient tous être impérativement éteints avant le lendemain à 10h, selon la politique anti-feu en vigueur à l’époque. Subsistent de cette période quelques photographies, des souvenirs racontés, des textes épars, un imaginaire hautement littéraire, mais très masculin : ce type de poste a été occupé et raconté par Jack Kerouac et Gary Snyder par exemple.
Serpentant tout au long de sa vie entre rejet des normes de genre et conformisme, la figure de Clara interroge le rapport (genré) à la nature, au feu (du wildfire à l’âtre domestique), et à la rencontre des deux (faut-il éradiquer tout départ d’incendie ou apprendre à vivre avec le feu ?). Une chose est sûre, pour romantique qu’iels soient, les firewatch et la politique du « zéro incendie » au sein de laquelle iels ont œuvré au cours du xxe siècle, en laissant s’accumuler la matière organique et en contrevenant au fonctionnement écosystémique de la région, ont profondément contribué à la situation actuelle dans l’Ouest étasunien, avec des saisons du feu qui durent désormais toute l’année et des « mégafeux » qui ravagent des millions d’hectares, polluant durablement l’eau et l’air ; à la fois conséquence et cause du réchauffement climatique.
Car les forêts de cette région, peuplées de pins Ponderosa et Douglas, se sont en réalité développées avec des feux naturels de basse intensité mais aussi des feux dirigés allumés par les natif·ves américain·es, qui assainissaient régulièrement les forêts et qui leur permettaient de prospérer tout en évitant des incendies trop violents¹. En effet, ces espèces de pins, si les spécimens sont assez âgés, peuvent résister aux flammes qui nettoient les sous-bois.
C’est donc à la fois l’écosystème mais aussi un certain rapport à la forêt et une écoute du vivant² qui ont été bouleversés par les logiques coloniales et la politique du « zéro incendie » qui en découle, et qui se prolongent toutes deux dans le présent.
L’ambivalence de cette histoire, mais plus largement des feux, nourrira l’écriture d’un texte qui mettra en scène plusieurs enquêtes, dont les tentacules se mêleront dans des temps épais comme de la poix :
· Une enquête autobiographique : une tentative de reconstituer l’expérience de Clara au sommet des montagnes et de la replacer dans sa biographie avec un période d’enquête de terrain dans les forêts d’Oregon ;
· Une enquête scientifique : un état des lieux de la recherche actuelle pour comprendre les dynamiques, les causes et les conséquences des feux de forêt aujourd’hui, qui viendra particulièrement se nourrir des rencontres avec les chercheur·ses du Centre des politiques de la terre. Comment vivre avec le feu, à la fois omniprésent dans nos imaginaires mais absent de nos vies quotidiennes nourries par des feux fossiles venus du temps profond, qui consument invisiblement les ressources de la planète et son habitabilité
· Une enquête fictive : un dernier pan du texte imaginera la découverte d’une communauté secrète pyromane, qui vit un feu utopique, heureux et radical, un feu au cœur de la vie.
En superposant les faits, les temps et la fiction, ce récit cherchera à révéler la complexité de notre époque, celle du Pyrocène³.
¹Voir à ce sujet l’article « Stabilizing influences on future wildfire regimes : Studies in forest burnong and reburning », Povak, N.A., Hessburg, P.F., Salter, R.B. et al., in Fire Ecology, 2023 : https://doi.org/10.1186/s42408-023-00197-0
²Voir à ce sujet David Abram, The Spell of the Sensuous, New York, Vintage Books, 1997.
³L’historien américain Stephen Pyne et la philosophe française Joëlle Zask ont tous deux contribué à populariser le concept de Pyrocène, l’ère du feu, qu’iels associent à l’Anthropocène et à une théorisation des « mégafeux », des feux qui n’accomplissent plus leur travail écologique et qui sont la conséquence et la cause du réchauffement climatique contemporain. Voir : The Pyrocene: How We Created an Age of Fire, and What Happens Next, Stephen Pyne, University of California Press, 2021 ; Quand la forêt brûle : Penser la nouvelle catastrophe écologique, Joëlle Zask, Premier parallèle, 2022.
Phœbe Hadjimarkos Clarke
Phœbe Hadjimarkos Clarke (née en 1987) est une écrivaine et traductrice franco-américaine. Dans ses romans, elle explore notamment les relations entre les humains, les autres-qu’humains, l’environnement et le capitalisme tardif. Son premier roman, Tabor (éditions du Sabot, 2021) mêlait ainsi récit d’anticipation queer et dystopie magique. On y découvre l’histoire de Mona et Pauli qui, ayant survécu à d’étranges et immenses inondations, vivent et s’aiment à Tabor, un nouveau monde bricolé et agreste. Poursuivant son interrogation sur nos devenirs politiques, Aliène (éditions du Sous-sol, 2024 et prix du livre Inter), son deuxième roman, dévoile le récit de Fauvel, une trentenaire mutilée par un tir de LBD lors d’une manifestation qui, partie pour un petit village reculé de la campagne française, doit garder la chienne clonée du père d’une amie. Dans une atmosphère teintée de fantastique, l’autrice y explore l’angoisse et la peur, ainsi que les rapports de domination et d’aliénation de notre monde.
Phœbe Hadjimarkos Clarke écrit également de la poésie (comme 18 Brum’Hair, Rotolux Press, 2023, produit à quatre mains avec Martin Desinde) et traduit des livres de sciences humaines.
« Présents épais » est une résidence d’écriture recherche-création portée en collaboration avec le Centre des Politiques de la Terre et le Pôle Culture d’Université Paris Cité.
Sciences et pratiques de l’écrit
Approcher les pratiques de l’écrit dans les sciences – de la vie et de la Terre, humaines et sociales et des santés -, c’est s’intéresser aux productions académiques des chercheur·ses et par conséquent, faire face à l’expression d’un postulat épistémologique hérité de longue date : les sciences ont une pratique de l’écrit résolument codifiée, « neutre » et « sans forme », qui vise à leurs garantir une certaine distance critique et une objectivité des faits et des conclusions auxquelles elles aspirent.
Si on trouve aujourd’hui des chercheur·ses venant questionner cette forme de l’écrit académique dans les sciences, allant jusqu’à revendiquer une « manière plus libre, plus originale, plus juste, plus réflexive (d’écrire), non pour relâcher la scientificité de la recherche, mais au contraire pour la renforcer »⁴, il est encore répandu d’entendre que ces dernièr·es vulgarisent, par leurs approches renouvelées de l’écrit scientifique, leurs recherches et parfois même, qu’ils·elles ne seraient plus des scientifiques mais des essayistes.
Les pratiques de l’écrit en sciences se sont, de fait, construites dans une distanciation radicale avec la littérature, prêchant une certaine aridité de la forme là où d’autres écrits cultiveraient justement des stratégies esthétiques et rhétoriques, tantôt assimilées à la fiction, tantôt au style ou aux tropes.
Ces schismes dans les domaines scientifiques méritent d’être remis sur le métier à tisser dans l’optique de déployer une recherche-création en « arts & sciences ». Les pratiques de l’écrit en sciences et en littérature viendraient se frotter au partage et à la transmission des savoirs, dans leur rencontre avec l’écologie politique, entendue comme un corps de réflexions et d’engagements visant la transformation des modes d’habiter et des rapports à la Terre. Entraînées par l’actualité brûlante des bouleversements terrestres au cœur de nos sociétés contemporaines, les sciences alimentent les fictions contemporaines⁵, qui réciproquement, de par leur position de surenchère et de pluralité ontologique⁶, cultivent d’autres mondes possibles où ces possibles restent à imaginer et à construire.
Science et fiction
La science-fiction est un genre littéraire qui cultive – et crée à partir de – cet interstice d’échanges et d’hybridations entre faits, sciences et fictions. Souvent décrite comme une forme d’extrapolation, voire de prédiction, la science-fiction procède par isolement d’une tendance ou d’un phénomène des temps présents pour le projeter dans le futur⁷. Ursula Le Guin compare ce procédé à des expériences de laboratoire en toxicologie : on administre une molécule isolée à un animal afin d’essayer de prédire comment réagira le corps humain sur le long terme. Si tout dans la science-fiction relève de l’exploration des réels, elle se sert ainsi bien souvent des outils de la rationalité scientifique pour nous livrer des univers surprenants mais étrangement reconnaissables. C’est le cas notamment de la science-fiction dite « hard » dont l’auteur·ice cherche à inscrire son récit dans un milieu qui n’entre pas en contradiction avec l’état des connaissances scientifiques actuelles. Par ailleurs, la science-fiction ne peut être réduite à ce qui pourrait être perçu comme le prolongement d’un geste moderniste où, dans un monde futur, se déploierait le progrès des sciences de la physique et de l’ingénierie via la mise en scène d’innovations technologiques (vaisseau spatiaux, sabres lasers, téléportation, etc.). À la question Comment s’imaginer notre futur ?, la science-fiction propose un mode d’imagination fondé précisément sur la mobilisation des présents.
« Passé actif et futurs possibles dans un présent épais »⁸ voilà ce que serait la science-fiction. Le présent épais est dense et opaque, et, surtout, il ne peut être raconté en une seule histoire qui vaudrait pour tous·tes. Se pose avec lui la question Comment devons-nous le raconter ? Penser à partir de présents épais, c’est prendre position : raconter depuis un point de vue dont il faut pouvoir rendre compte⁹. Autrement dit, « avec le sang de qui, de quoi, mes yeux ont-ils été façonnés ? »¹⁰ : nous sommes concerné·es et d’autres entités avec nous. Se situer revient à se rendre capable de pratiquer activement une « écologie du récit »¹¹, une écopoétique¹² ancrée dans des lieux et des liens de reconnaissance et d’interdépendance. Il existe des récits de science-fiction qui, en s’appuyant sur les sciences humaines et sociales, racontent et décrivent des expériences d’entrelacement et de cohabitation avec des altérités. On pense aux mutations des sensorialités dans les croisements inter-espèces chez Octavia E. Butler, aux langages des poulpes et des oiseaux auxquels nous initient les livres de Vinciane Despret, aux amours et amitiés terrestres et extra-terrestres de Becky Chambers.
Ces autres mondes possibles¹³ et manières de lire nos présents que cultive la science-fiction résonnent fortement avec les thématiques et les cadres de recherche de l’écologie politique. En s’intéressant aux effets que peuvent engendrer ces expériences de déplacement, la science-fiction se trouve des alliée·es chez les chercheur·ses travaillant activement à transformer les sociétés pour répondre aux limites planétaires. La science-fiction offre également à l’écologie politique une alternative aux récits que propose le paysage médiatique actuel, qu’ils soient utopiques décrivant par exemple un monde où des alliances entre énergies renouvelables et nucléaire serait une alternative enviable aux
énergies fossiles¹⁴, ou qu’ils soient dystopiques avec un monde cette fois-ci sujet à une guerre civile en raison de la rareté des ressources naturelles. Elle permet précisément de mettre en partage de nouvelles expériences de pensée qui activent d’autres questions et d’autres rapports avec nos présents. Ces expériences de pensée consistent à mettre en tension des tendances et la manière dont les technologies et les sciences pourraient être détournées, à définir par l’imagination la pente avec laquelle nous voulons entrer dans ce futur. La science-fiction nous invite à imaginer nos futurs depuis les possibles, à tisser avec les sciences et ses textes de nouveaux liens, impliquant des réécritures et traductions inédites. Intervenir par le récit et la fiction pour penser les leviers de transformation, c’est apprendre à se réancrer dans les lieux pour postuler leur réparation collective, à force d’écritures. C’est aborder les présents comme champs de forces magnétiques en puissance dont les potentialités restent à inventer. Il existe notamment un courant récent de la science-fiction, la Hope Punk¹⁵, qui prend appui sur les luttes sociales et radicales et met en avant un espoir contestataire.
Qu’est-ce que la fiction peut faire à la science ? Comment une pratique de l’écrit peut-elle informer une pratique de recherche ? Comment l’écriture science-fictionnelle peut-elle agir sur les structures de nos imaginaires et nous permettre de dessiner des futurs enviables et qui bifurquent ? Comment les expérimentations nourries par les arts visuels et la littérature peuvent-elles à leur tour interroger les pratiques de l’écrit universitaire ? Quelles formes et formats un·e écrivain·es peut-iel explorer en regard des cadres institués ? Voilà quelques-unes des questions qui motivent cette résidence d’écriture au sein d’une université publique, à la convergence de la recherche en sciences et en arts. Car il faudra aussi se demander comment mettre au travail nos imaginations et c’est là l’objet de cette rencontre autour de nos différentes pratiques d’écriture.
Une résidence d’écriture à l’université
Le Centre des Politiques de la Terre, Bétonsalon – centre d’art et de recherche, le Pôle Culture de l’Université Paris Cité accueille une résidence d’écriture, dite de recherche-création, d’une durée de 7 mois, de décembre 2024 à juin 2025. Phoebe Hadjimarkos-Clarke, l’autrice, est invitée à développer un projet d’écriture ainsi qu’un programme d’ateliers et de rencontres au croisement de la science-fiction et de l’écologie politique.
Pour l’université, il s’agit par cette invitation de permettre d’interroger, voire même de déplacer, les pratiques de l’écrit académique pour qu’au contact sur le long cours avec l’autrice, de nouvelles formes de partage de savoirs émergent. En retour l’autrice invitée aura accès aux activités de recherches – séminaires, journées d’études, etc – du Centre des Politiques de la Terre ou d’autres secteurs de l’université.
Pour le centre d’art, il s’agit là d’offrir un cadre de recherche et d’expérimentation qui permette d’explorer des formes d’écriture au contact d’autres disciplines.
⁴ Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Éditions du Seuil, La librairie du xxie siècle, 2014.
⁵ Isabelle Reigner, « La mutation animale régénère l’imaginaire de la fiction », Le Monde, lundi 6 octobre 2014.
⁶ Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Éditions du Seuil, collection Poétique, 2016.
⁷ Ursula Le Guin, La Main gauche de la nuit, Paris, Le Livre de Poche, 1969.
⁸ Kim Hendrickx , « Science Friction [sic] : le présent est-il transportable ? » (2015), in Habiter le trouble avec Donna Haraway, Éditions Dehors, 2020.
⁹ Donna Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », in Feminist Studies, vol. 14, n°3, 1988.
¹⁰ Ibid, in Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, Fictions, Féminismes, Paris, Exils, 2007.
¹¹ Jean-Christophe Cavalin, Valet Noir. Vers une écologie du récit, éditions Corti, Biophilia, 2022.
¹² Nathalie Blanc, Denis Chartier, Thomas Pughe, « Littérature & écologie : vers une écopoétique », Écologie & politique, 36:2, 2008.
¹³ Isabelle Stengers, « Dépaysements », Stitch & Split: Selves and Territories in Science Fiction, 2004.
¹⁴ Jean-Marc Jancovici, Christophe Blain, Le monde sans fin : Miracle énergétique et dérive climatique, Éditions Dargaud, 2021.
¹⁵ Dans cette perspective, depuis 2023, l’autrice, poétesse et conférencière Kiyémis mène sur Médiapart des entretiens avec des artistes, des chercheurs et des activistes approchant leurs pratiques de recherche depuis le prisme de la « joie ».