Les volontaires, pigments-médicaments Anne Le Troter
18 février — 23 avril 2022
Avec cette exposition, Anne Le Troter poursuit son exploration des mécanismes du langage et de la puissance de la parole à travers le son, l’écriture et l’installation. Lauréate en 2021 de la bourse ADAGP consacrée au fonds Marc Vaux, elle en aborde les milliers de clichés comme s’il s’agissait d’une vaste archive sonore peuplée de voix d’artistes. De 1920 à 1970, Marc Vaux documente la vie artistique à Paris en photographiant artistes et modèles, œuvres, expositions, salons, ateliers, galeries, cafés, bals, fêtes ainsi qu’une masse importante de documents administratifs. Avec près de cent trente mille photographies conservées à la bibliothèque Kandinsky au Centre Pompidou, ce fonds offre de la scène artistique parisienne l’image d’un foyer de création hybride et transnational, et témoigne d’un quotidien nourri d’histoires individuelles et collectives qui dérogent largement au récit d’une modernité homogène, agrégée autour de quelques figures héroïques.
Parmi les cinq mille artistes représenté·es, Anne Le Troter s’intéresse à des personnes plus anonymes, militant·es et fédérateur·rices, comme l’ont été par exemple Marie Vassilieff avec la « cantine populaire pour artistes et modèles » qu’elle ouvre en 1914, Louise Hervieu qui fonde en 1937 une « association pour l’institution du Carnet de santé » ou encore Marc Vaux lui-même qui accueille en 1946 un « foyer d’entraide pour artistes et intellectuels ». Inspirée par les détours de ces vies d’artistes occupé·es par le soin, Anne Le Troter compose une pièce de théâtre sonore où elle donne à entendre les voix d’artistes polyactif·ves, soignant·es ou soigné·es, art-thérapeutes, modèles, infirmier·ères, ambulancier·ères, résistant·es. En sondant leurs paroles dans les interstices d’images muettes, elle compose entre elles et eux des conversations autour de leur santé, de leurs maladies professionnelles, de leurs mobilisations, des conditions matérielles de leurs vies, etc. Pour cela, elle invite des travailleur·ses de l’art vivant·es – Victoire Le Bars, Ségolène Thuillart, Simon Nicaise, Nour Awada, Agathe Boulanger, Martin Bakero, Romain Grateau, Emmanuel Simon, Eva Barto et Juliette Mailhé – à prêter leurs voix et à parler avec des artistes pour ainsi dire pas mort·es du fonds Marc Vaux – Suzanne Duchamp, Henri-Georges Adam, Marie Vassilieff, Max Beckmann, Joy Ungerer, Jean Cocteau, Anne Chapelle, Bessie Davidson, Madeleine Dumas, Ossip Zadkine, Claudette Bergougnoux, Kiki de Montparnasse, Paul Éluard, Joséphine Baker… Les différent·es protagonistes de cette pièce sonore naviguent entre les bribes d’une histoire de l’art et des politiques françaises de santé pour les artistes ; elles et ils observent à la fois leur rattachement au régime général de la sécurité sociale et leur insécurité sociale (pas de congés pour la maternité, ni pour la maladie ou les accidents professionnels) ; elles et ils racontent les luttes des travailleur·ses de l’art, retracent l’avènement du carnet de santé, écoutent les couacs de l’assurance vieillesse et se laissent guider par l’entraide, les pigments et les médicaments. Celles et ceux qu’Anne Le Troter appelle « les volontaires » composent, au fil de leurs conversations, une nouvelle identité transhistorique. Ensemble, elles et ils élaborent l’autobiographie médicale d’un corps collectif hybride.
À Bétonsalon, ce récit polyphonique se love au sein du centre d’art. Les voix courent le long de fragiles ramifications métalliques qui affleurent des failles du sol ; des réseaux de câbles audio tombent mollement du plafond pour se connecter à des petites enceintes désossées et viennent caresser un sol sonore ; les souffles et fluides corporels font vibrer les surfaces vitrées. Cette mécanique du son mise à nue s’incarne dans la matière du lieu comme s’il s’agissait d’une vaste enveloppe charnelle amplifiée. La conductivité du son est partout fragile et demande une attention particulière, des pieds jusqu’aux oreilles. Au fur et à mesure de l’écoute, les mots se mêlent aux bruits de ce corps collectif recomposé et les sons environnants adhèrent à ses paroles. On pourrait croire ces deux sources sonores opposées – l’une discursive, l’autre bruyante –, mais une écoute attentive montre qu’elles se modifient au contact l’une de l’autre, et le sens se brouille et le bruit prend sens.
Soupe Primordiale Tiphaine Calmettes
20 mai — 23 juillet 2022
Tiphaine Calmettes réalise un nouvel ensemble de sculptures où l’on peut s’asseoir et goûter une larme de kombucha, boire une tisane de fleurs gardée au chaud dans le ventre d’une gargouille, se servir un bouillon au creux de croûtes de pain, sentir les effluves tièdes de toute cette cuisine, suivre les filets d’eau baver de la gueule d’un monstre, observer la luminosité ocre passée au filtre d’une mère de kombucha desséchée, palper les anfractuosités terreuses des surfaces autour…
Ces sculptures sont des assemblages d’expériences précédentes, œuvres ou rebus, qui n’ont pas fini leurs métamorphoses : certaines matières, soumises à leur propre inertie et à l’usure, glissent sous leur propre poids, ou bien, sensibles à la chaleur, elles suintent, craquellent, s’évaporent ; toutes sont vouées à se transformer encore après l’exposition. Qu’elles soient façonnées par des mains habiles ou laissées dans leur état brut, elles poursuivent seules des transformations involontaires. Ces formes souples n’ont pas seulement ingéré les différentes strates du travail de l’artiste, elles brassent aussi des motifs d’époques lointaines – ustensiles anthropomorphes, végétaux rocailleux, bêtes aux becs verseurs… – c’est tout un bestiaire monstrueux extrait d’une sorte d’histoire naturelle imaginaire.
La « soupe primordiale » est un terme associé à une théorie scientifique selon laquelle la vie sur terre serait le résultat d’une génération spontanée issue d’un milieu suffisamment poisseux et tiède pour faire éclore du vivant. Dans cette soupe primordiale, c’est tout un écosystème qui se maintient en vie. Ces sculptures sensorielles, comme sorties d’une cuisine troglodyte, font de Bétonsalon un lieu habitable. Avec elles, Bétonsalon s’installe dans une forme de domesticité tellurique.
Hors-les-murs / Cayenne julien quentel
Exposition à Pauline Perplexe
10 juin — 11 juillet 2022
10 juin — 11 juillet 2022
« J’aimerais ne pas enfermer cette exposition dans une quelconque humeur à travers mes mots. Je déteste ça, ces textes d’exposition ampoulés d’émotions, qui surjouent avec force d’effets ce qui devrait se jouer ailleurs. Je déteste ça presque autant que quand on me dit ce qu’il faut voir, ou plutôt, ce qu’il faut comprendre à travers ce je que je vois – comme si c’était ça la question, ou l’enjeu, bref, le but à atteindre.
On peut donc s’en tenir à quelques informations stables : l’exposition s’intitule Cayenne : c’est le nom de la chienne du garagiste, juste à côté de la maison. C’est aussi le nom d’une ville, d’une voiture de luxe et d’un piment. Quatre sculptures, de nature et d’échelle différentes y sont installées. Elles ne semblent pas entretenir de relations particulières avec les éléments listés ci-dessus, mais s’il vous prend l’envie d’en faire émerger, personne ne vous jugera. Sans trop entrer dans les détails, vous remarquerez que l’espace (le lieu dans sa globalité, ce qui lie ou éloigne les pièces entre elles, ou avec nous) a été traité avec considération – c’est un aspect non négligeable de la pratique de l’artiste. Pour le reste, j’aime que ses pièces mettent toujours en échec ce que l’on pourrait vouloir en dire. Cela tient à leur relative pauvreté je crois. Au fait qu’elles se donnent à voir sans aucun artifice, mais peut-être pas sans pudeur.
Je ne souhaite pas laisser ma lecture contaminer la fin de ce texte, mais il est évident que dans cet équilibre, quelque chose me bouleverse. »
Franck Balland
Énergies Judith Hopf
22 septembre — 11 décembre 2022
Bétonsalon s’associe avec Le Plateau, Frac Île-de-France pour accueillir une exposition en deux volets de Judith Hopf.
Depuis les années 2000, l’artiste allemande réalise des sculptures et des films alimentés par des réflexions sur les relations que les êtres humains entretiennent avec la technologie. Pour cette première exposition monographique en France, Judith Hopf réunit des œuvres existantes et inédites. Certaines se font en écho d’une exposition à l’autre. Son titre, « Énergies », désigne ce qui alimente chacun de nos appareils électriques au quotidien, envisagé depuis un point de vue technique comme philosophique.
Alors qu’au Plateau, les œuvres tournent autour de la transformation du paysage en source d’énergie, c’est plutôt de sa consommation dont il est question à Bétonsalon. Une sculpture créée pour l’occasion représente un éclair, une explosion naturelle qui rappelle l’origine de l’électricité, sa puissance comme son danger. Son exploitation est au cœur d’« Énergies » où sculptures et films évoquent un monde dépendant d’une électricité consommée sans considération pour ses conditions de production. On y découvre ainsi les Phone Users, des figures humaines occupées à regarder leurs téléphones. Absorbées dans la contemplation de leurs écrans, elles semblent coupées de leur environnement immédiat qui est composé de sculptures d’épluchures de pommes surdimensionnées.
L’œuvre de Judith Hopf est pleine des paradoxes qui tapissent notre quotidien et qu’elle fait apparaitre dans toute leur étrangeté. Les nombreux retournements et déplacements qu’elle met en jeu dans son œuvre, en représentant des scènes si familières qu’elles en deviennent insolites voire sarcastiques, sont autant d’invitations à penser des alternatives, à voir autrement plutôt qu’à consommer toujours plus et plus vite.
D’ailleurs « Énergies » n’est pas sans rappeler qu’en cette période de communication par visioconférence, il en faut de grandes quantités, électriques et humaines, pour monter des expositions. Les Phone Users en sont la métaphore, à supposer qu’ils cherchent à se joindre entre les deux expositions, et qu’ils tentent de communiquer jusqu’à s’annoncer les uns aux autres : « Y’a plus de réseau. »
Hors-les-murs / Cette inondation-là, mais en mieux Avec Charlie Boisson, Marion Chaillou, Anna Reutinger, Phoebe Hadjimarkos-Clarke, Yasmine El Amri, Léa Rivière, Yoann Dumel-Vaillot
Exposition à Pauline Perplexe
3 décembre 2022 — 8 janvier 2023
3 décembre 2022 — 8 janvier 2023
Dans la cour de Pauline Perplexe, coffrée et enterrée depuis maintenant assez longtemps pour que plus personne de vivant·e ne se souvienne l’avoir vue, coule la Bièvre. Rivière locale devenue mythique, elle a bercé de ses clapotis les habitant·es et les artisan·es, irrigué les potagers et entrainé les moulins pendant des siècles, avant de devenir trop sale et trop odorante pour être autorisée à cohabiter avec le paysage. Cet imaginaire bucolique a bon dos : la Bièvre est devenue emblême d’une nature proche et enfouie, que les mairies entreprennent de sortir de terre pour reverdir leurs circonscriptions. Sur la route qui mène ici, entre des talus herbeux remblayés pour l’occasion le long de la départementale, on peut donc à nouveau apercevoir ce petit ruisseau, aussi anodin qu’attendrissant. Pour les deux maisons de Pauline Perplexe, il arrive aussi que la Bièvre, grossie par les eaux de pluie, remonte pour inonder les sous-sols : le voisinage d’une rivière, c’est donc parfois plutôt le salpêtre et l’humidité que l’herbe et la fraicheur. Mais c’est surtout, une fois les dégâts passés, une anecdote assez visuelle et cocasse pour qu’on la raconte souvent, et qu’elle fasse désormais partie du folklore du lieu. C’est bien pour ça que je m’en empare pour introduire cette exposition, qui conjugue des œuvres avec des textes et des voix, autour d’écoulements, de jaillissements et de débordements. Elle s’est construite par association d’idées, comme des gouttes s’agglomèrent pour former une flaque, s’il fallait filer la métaphore.
C’est sûrement la pratique de Yasmine El Amri qui prolonge le plus directement cet intérêt topographique et urbanistique pour l’eau douce, ses chemins et ses déviations, ses lignes de partage et ses canaux, qu’elle met en mots et en performances avec beaucoup d’images et de poésie.
Il y a l’« eau glacée qui bouillonne » des paysages esquissés par Léa qui porte la Rivière pour nom, dans laquelle se baignent les « lesbiennes géologiques » de son texte armes molles, qui nous racontent des histoires de communion, de rites et de passages entre des êtres, leurs corps et des paysages, avec beaucoup de solennité et pas moins d’humour.
Si une inondation surprend et peut effrayer, il est aussi des geysers dont on se laisse volontiers asperger, et c’est souvent sur cette limite que joue Charlie Boisson pour ses installations où l’énigmatique fait du pied au fétichisme, comme ici dans La ronde des choses, qui parle des relations réciproques entre les objets et les symboles, et où la douceur et le tranchant des matières cohabitent nimbés dans une lumière basse.
« Mais en mieux », alors ? Ce titre est emprunté à Tabor, roman de Phoebe Hadjimarkos-Clarke, qui s’ouvre avec notre monde recouvert par les eaux, et des survivant·es qui se réfugient sur des plateaux de terre ferme, dans des campements où sont tentés d’autres modèles de vie en communauté, et où Mona et Pauli poursuivent leur histoire d’amour.
La malice et la mélancolie des gouaches de Marion Chaillou, que leur format pourrait rapprocher d’enluminures ou de phylactères, le non-événement de ses sujets et sa poésie de l’énumération, me rappellent vivement à l’atmosphère qui règne dans le Tabor apparu dans mon imagination à la lecture.
Enfin, la Bièvre charrie, avec les manufactures de tapisserie des Gobelins puis de Jouy, une longue et dense histoire de savoir-faire, de secrets et de couleurs à laquelle le projet d’Anna Reutinger fait écho, en rendant hommage et documentant les mouvements de révoltes paysannes et artisanes de la fin du Moyen Âge à travers l’Europe. Il ne s’agit pas ici de l’écarlate, qui a rendu les eaux de la Bièvre si prisées des teinturier·es, mais plutôt de la garance, plante connue officiellement pour ses vertus tinctorielles et officieusement pour ses propriétés abortives.
Et c’est de cette histoire que s’emparera Yoann Dumel-Vaillot pour clore l’expositions : les débordements et de soulèvements, les alchimies qui prennent ou pas, et les légendes invérifiables auxquelles on adore croire.
À venir