Hors-les-murs / « Earth Ears, écouter la Terre avec Pauline Oliveros » à L’Aperto, Fondation d’entreprise Pernod Ricard Avec Konstantinos Kyriakopoulos et Martha Salimbeni
Exposition à la Fondation d'entreprise Pernod Ricard
22 novembre 2023 — 17 février 2024
22 novembre 2023 — 17 février 2024
En écho à l’exposition « Un·Tuning Together : pratiquer l’écoute avec Pauline Oliveros » à Bétonsalon, ce projet propose d’explorer les liens entre Deep Listening et écologie à travers une sélection d’archives et d’œuvres d’Oliveros. Selon elle, « Le Deep Listening consiste à écouter tout ce qu’il est possible d’entendre de toutes les manières possibles… Cette écoute intense inclut les sons de la vie quotidienne, ceux de la nature, de nos propres pensées ainsi que les sons musicaux. Le Deep Listening est un état de conscience augmenté qui connecte l’auditeur·ice à tout ce qui existe. »¹ Cette définition souligne d’emblée la place du vivant dans l’œuvre d’Oliveros — « Mon enfance dans une région rurale du Texas m’a sensibilisée aux sons des éléments naturels et de la vie animale », a-t-elle expliqué à plusieurs reprises — mais aussi et surtout sa conception de l’écoute comme une pratique capable de nous faire prendre conscience de ce qui nous relie au monde. Comme l’écrit la musicologue Denise Von Glahn, « Oliveros adopte une vision holistique du monde et conçoit donc la nature différemment de nombreux·ses écrivain·es, penseur·ses et compositeur·rices qui l’ont précédée. Loin d’envisager la nature comme quelque chose de discret et d’extérieur à elle-même, quelque chose de séparé de l’humanité, Oliveros se considère comme faisant partie d’un continuum vivant. »²
Organisée en cinq chapitres, cette exposition s’intéresse aux différentes manières dont, dans l’œuvre d’Oliveros, la pratique de l’écoute peut nous faire ressentir cette continuité avec le monde vivant. Ici, l’expérience sensible participe d’un projet politique : celui de rompre avec une vision anthropocentrée de la nature en éprouvant l’environnement non plus comme un fond bruyant, un décor aux activités humaines, mais comme une entité active à laquelle nous sommes profondément lié·es.
Dans le prolongement de leurs propositions pour l’exposition à Bétonsalon, Konstantinos Kyriakopoulos et Martha Salimbeni composent ensemble un espace de consultation qui s’inspire des dispositifs des bibliothèques faits de structures porteuses souples. Éclairés d’une lumière douce associée à la somnolence, ces souvenirs sont à réactiver par la lecture, l’écoute, l’interprétation et la rêverie.
Jean-Noël Herlin, un junk mail junkie Jean-Noël Herlin
20 janvier — 20 avril 2024
« En matière d’art, je suis un junk mail junkie. Et cela depuis près de trente-cinq ans. Enfin, trente-quatre ans, pour être exact, pendant lesquels j’ai constitué une archive de près de 300 000 documents ayant trait aux arts visuels et aux arts performatifs à l’échelle internationale depuis 1950. Si les chiffres veulent dire quelque chose, elle contient des documents sur plus de 50 000 artistes, s’étend sur près de 200 mètres linéaires et pèse cinq tonnes. Une folie ! Une folie qui a suscité la “gratitude éternelle” d’artistes, d’universitaires et de commissaires d’exposition, tandis que d’autres en ont eu les yeux écarquillés ou sont restés bouche bée de stupéfaction », écrit Jean-Noël Herlin en 2007 dans l’introduction d’un article publié dans la revue Art on Paper, où il explique « comment le junk mail d’hier devient l’ephemera de demain ».
Né en 1940 à Paris, Jean-Noël Herlin s’installe à New York en 1965, où il est actif en tant que libraire, archiviste et expert spécialisé dans l’art moderne et contemporain sous toutes ses formes. Tout au long de son parcours, cet « accro du courrier indésirable » s’est comporté en véritable papivore pour qui les imprimés constituent des « véhicules ». Ses propres manières de faire s’approprient, en les hybridant, l’approche artisanale qui a marqué l’histoire européenne du livre et les sensibilités artistiques qui ont émergé dans les années 1960.
À partir de 1966, Jean-Noël Herlin travaille pour Kraus Periodicals, une entreprise spécialisée dans l’achat et la vente de périodiques et de collections de livres thématiques, devenue une référence dans l’histoire de la librairie de la seconde moitié du XXème siècle. En 1972, il fonde J.N. Herlin, Inc., une librairie d’antiquariat pionnière consacrée aux imprimés sur les arts visuels du xxe siècle ainsi qu’aux arts performatifs et au cinéma. Située d’abord dans Greenwich Village, puis dans un loft au 108 West 28th Street et enfin à SoHo, son enseigne publie une trentaine de catalogues ou listes de libraire et organise seize expositions.
En 1973, dans le prolongement de son activité de libraire, il initie ce qui deviendra le Jean-Noël Herlin Archive Project, pour lequel il collecte et classe les ephemera ayant trait à l’art moderne et contemporain : cartons d’exposition, affiches, communiqués, brochures, coupures de presse, photographies, etc. Tentant de rendre compte de la créativité dans son ensemble, son archive – « inclusive, panoramique et non hiérarchique » selon ses propres mots – contribue par une méthode renouvelée du traitement des sources dites primaires à l’écriture d’une histoire de l’art qui intègre les formes issues de disciplines et de démarches diverses. Après la fermeture de sa librairie en 1987, son expérience l’amène à réaliser des expertises d’œuvres ou de fonds d’archives, notamment dans la perspective de leur entrée dans des collections institutionnelles américaines.
En 2014, dans le cadre d’une recherche, j’ai à mon tour sollicité Jean-Noël Herlin pour consulter certains dossiers de l’Archive Project. À cette occasion, j’ai découvert son engagement singulier, total dans l’écrit. Bien qu’il se situe volontairement en marge des mondes artistique et académique, refusant notamment d’être enregistré, il se laisse alors convaincre de contribuer à un film documentant son travail quotidien, son économie, ses idées.
Au fil de la collaboration qui s’instaure, et à laquelle se joint l’artiste sonore Cengiz Hartlap, les « pratiques d’écriture » de Jean-Noël Herlin se révèlent être plus vastes que ce à quoi le verbe « écrire » peut faire penser. Certaines, comme dresser un index ou rédiger des cartes de renvoi, s’inscrivent dans la continuité de techniques intellectuelles introduites à la Renaissance. D’autres, comme collecter par échange ou achat auprès de critiques d’art ou d’artistes des éléments de leur courrier qui auraient fini à la corbeille (leur junk mail), relèvent en revanche de l’invention archivistique. D’autres encore sont ordinaires, mais poussées jusqu’au paroxysme, ainsi quand il compose, à la main, une légende bibliographique pour chaque ephemera ou assigne un prix aux milliers d’objets qui peuplent l’appartement surchargé de l’artiste Lil Picard. D’autres enfin déjouent les attentes, comme quand il fait de ses catalogues de libraire des œuvres d’art érudites inspirées par l’art conceptuel.
Cette première exposition monographique consacrée à Jean-Noël Herlin rassemble une sélection de cinq cents documents et œuvres provenant principalement de ses archives personnelles et regroupés selon ses quatre « pratiques d’écriture » principales : lecture/écriture/indexation, librairie, archive, expertise. La présentation a été pensée en conjonction avec une installation audio-visuelle immersive dont le scénario se déploie sur huit heures et croise plusieurs fils : une journée de travail de Jean-Noël Herlin, les quatre séquences de son parcours de vie dans l’écrit, des évènements et rencontres à New York et Paris. En suivant les écrits, l’exposition fait émerger la complexité et les implications parfois troublantes d’un engagement radical, pensé par le principal intéressé comme « utopique ».
Sara Martinetti
SOFARSOGOOD Sylvie Fanchon
4 mai — 13 juillet 2024
Du 3 mai au 13 juillet 2024 à Bétonsalon
Ouverture : vendredi 3 mai, de 16h à 21h
Du 4 au 26 mai 2024 à Pauline Perplexe, Arcueil
Ouverture : samedi 4 mai, de 18h à 22h
Visite sur rendez-vous les jeudis et vendredis : paulineperplexe@gmail.com
Ouvert sans rendez-vous les samedis 11, 18 et 25 mai et le dimanche 26 mai, de 14h à 18h
QUEPUISJEFAIREPOURVOUS est une œuvre à protocole de Sylvie Fanchon installée sur les vitres de Bétonsalon depuis 2021 et que l’on renouvelle régulièrement, puisant tour à tour et sans distinction parmi les dix phrases qui la composent ¹. Les mots sont ceux de Cortana, une « assistante virtuelle de productivité personnelle ² » équipée d’une fonction-réflexe qui interrompt toute dérive inutile des utilisateurices d’une voix typiquement féminine. L’œuvre réplique cette adresse directe et univoque pour l’inscrire sur la façade vitrée du centre d’art, le transformant à son tour en porte-parole de services énoncés à la première personne dans un style FALC ³ à la bienveillance suspecte. Située à l’extrémité du bâtiment, la phrase est visible de l’extérieur, mais visible ne veut pas dire lisible. Car chaque phrase, dessinée en lettres majuscules sans espace ni respiration d’un bout à l’autre de la surface vitrée, tracée en réserve sur une ligne invisible, se distingue nettement du fond passé au blanc de Meudon qui a gardé l’empreinte du geste circulaire et régulier de sa fabrication. Et voilà que le message a perdu au passage toute sa limpidité : le sens résiste mal à cette collusion entre le tracé rectiligne du lettrage et la surface trouble sur laquelle il s’inscrit. Cette invitation au dialogue tourne alors en une boucle vide sur laquelle le regard est invité à ne pas trop insister, d’autant que tout cela cache le désordre de la régie (rendant par-là un réel service).
Ces écarts subtils qui se jouent avec l’inscription d’un signe très clair sur une surface très simple animent largement le travail de Sylvie Fanchon. Extraire des motifs connus et facilement identifiables, des « choses communes » dirait-elle – langage courant, figures animalières, formes décoratives, ou bandes de scotch –, les vider pour n’en garder que les contours et les déposer à un endroit stratégique – au centre ou aux extrémités – d’une surface plane – une toile ou un mur –, au moyen de techniques sans savoir-faire particulier – collages, décollages, raclages, badigeonnages –, et enfin, révéler le caractère étrange de cette superposition par le contraste de deux couleurs, souvent dissonantes – rouge et vert, rose et marron – attribuées pour l’une à la forme, pour l’autre au fond, voilà les effet spéciaux fanchoniens bien connus qui parviennent toujours assez mystérieusement à déjouer nos réflexes de reconnaissance immédiate, à faire vriller nos associations hâtives, à créer des disjonctions et à susciter doutes, sourires, rires.
Alors que Sylvie Fanchon se savait atteinte d’un cancer, nous avons activement préparé ensemble cette exposition à Bétonsalon dans tous ses détails. Et à l’occasion d’un test d’accrochage, elle saisit au vol une proposition d’un rebond à Pauline Perplexe ⁴ qui se veut, elle, improvisée.
L’exposition à Bétonsalon rassemble sept peintures récentes, réalisées entre 2021 et 2023. On peut lire, sur les cinq grandes toiles (130 x 200 cm) accrochées dans l’espace d’exposition, de gauche à droite : Enter Password, Error Data Deletion, Nettoyez votre Android, Do Not Turn Off The Computer, Wait. Toutes confrontent des messages d’alertes – erreurs, perte des données, attente éternelle – adressés par les ordinateurs aux humain·es. Les silhouettes typiques et moqueuses de personnages de comics, – comme des Toons ⁵ avec Daffy Duck exalté, Bugs Bunny tranquille, les jambes croisées, et aussi Snoopy assoupi ou bien inanimé –, s’allongent ou s’arcboutent sur ces messages en lettres capitales, flottant dans des vastes espaces qu’on pourrait dire vides, vides intersidéraux, vides venteux, vides en feu, selon les jeux des bichromies entre fonds et figures : noir sur rouge ou noir sur jaune ou rouge sur vert… Sylvie Fanchon refusait l’espace illusionniste en peinture, – elle a pu dire qu’une peinture est une surface sans profondeur point –, elle accordait malgré tout la possibilité qu’émerge des tréfonds sombres de ses peintures récentes comme un sentiment de perte, un flip avec une pointe d’humour ou d’espoir. Aujourd’hui, connaissant l’issue mortelle de sa maladie, on peut rapidement assimiler ces messages d’alerte de la perte de données informatiques à la perte de la vie.
L’exposition à Pauline Perplexe présente une vingtaine de dessins. Certains anciens composent des jeux joyeux au moyen de signes linguistiques, comme par exemple lorsque deux phylactères vides entrent en contact dans une sorte de tentative de communication amoureuse, et ressemblent étrangement à des nuages ou à des étrons selon les capacités projectives des spectateurices. D’autres dessins plus récents réagissent à un nouveau genre d’abus de langage issu cette fois du registre médical auquel Sylvie Fanchon faisait désormais face ; celui qui, faute de mieux, appelle à garder le moral, à faire des projets : « Keep Making Plans » « Keep Your Spirit Up », « The Show Must Go On » ! Les injonctions à la positivité du discours médical, la serviabilité douteuse de Cortana comme l’urgence anxiogène des messages informatiques avaient le pouvoir de mettre Sylvie Fanchon en colère. « Cette ignoble inspiration me poussant ⁶ », comme elle aimait à citer Marcel Broodthaers, cette colère sourde la mettait au travail.
Le titre de l’exposition à Bétonsalon, « SOFARSOGOOD », suit un procédé identique aux phrases de Cortana : le texte est appliqué en réserve au blanc de Meudon, dans un geste qu’elle souhaitait cette fois chaotique, irrégulier, énervé. Le message est bref et sa surface d’application si large que les lettres sont très grandes. C’est qu’il s’agit cette fois de susciter le désir de coller son nez à la vitre pour découvrir l’exposition (plutôt que de cacher le désordre). Face au cancer, SOFARSOGOOD sonnait pour nous comme un pari ou au moins un vœu puissant, « jusqu’ici tout va bien », que Sylvie Fanchon traduisait par « si loin, si bon ». Ce message porte déjà en lui un hiatus, c’était en fait une affirmation incertaine d’elle-même, à l’image de son travail. Aujourd’hui, Sylvie Fanchon est morte, et cette double exposition est une fenêtre qu’elle a laissée ouverte derrière elle.
Émilie Renard
En cours